AMC LE MONITEUR ARCHITECTURE N°61 MAI 1995

Musée de l'Arles Antique
(pages   10-16)

D'une modernité nourrie de classicisme, la construction d'Henri Ciriani identifie clairement ses diverses fonctions par une architecture où la prise en compte du climat méditerranéen et du passé du site détermine un parcours dans l'espace et le temps.

Chez Henri Ciriani il y a du cuistot vieille manière : le musée de l'Arles Antique est une œuvre cuite à petit feu, soigneusement mijotée, surveillée et agrémentée sans relâche pendant plus de douze ans. Il y a aussi du Bramante chez Henri Ciriani. Vasari écrivait de celui-là qu'il avait retrouvé le vocabulaire classique et l'avait porté à son point de perfection. La comparaison est valable en ce sens que Ciriani cherche à reprendre, perpétuer et magnifier la tradition du mouvement moderne, de Corbu et des Hollandais, et que ce faisant, il développe un style architectural qui lui est propre, parfois à l'opposé de ce dont il se réclame. L'un et l'autre pourtant auront agi en se pensant comme les fidèles disciples de Vitruve et Alberti pour l'un, de Corbu et Oud pour l'autre. La comparaison avec la Renaissance ne s'arrête pas là. En effet, la Renaissance est le temps d'une nouvelle vision de l'univers, cohérente et surtout globalisante. Pour se construire, s'établir et se diffuser, elle aura recours à des théoriciens, Alberti en tête, inévitable père de la profession architecturale et dont le traité, selon Joseph Rykwert tend à "assurer la rationalisation du bâtiment, rendre explicable dans des termes véritablement rationnels". C'est là que nous retrouvons Ciriani, l'enseignant, dans sa logique implacable de ne rien avancer sans que trois raisons (au moins...) ne veillent au choix. Et justement, des bonnes raisons, Henri Ciriani n'en manque pas pour étayer, justifier, mettre en équation ses choix et son architecture. Or, ce faisant, on peut se demander s'il ne fait pas qu'opacifier un peu plus son parti, comme un maquillage sophistiqué peut à la fois magnifier un visage et le murer dans une image fixe. Cette démarche "à couvert" n'est donc pas sans risque. Celui d'un certain formalisme figé au travers d'une plastique et d'un graphisme hautement sophistiqués. Henri Ciriani est aujourd'hui à une croisée des chemins. Alors qu'il achève à Colombes un projet qui ressemble fort à une sorte d'autobiographie, celui d'Arles n'est autre que son propre manifeste. La clôture de ces travaux marque un moment précieux: celui d'une ouverture. Devant Ciriani s'ouvre un horizon vaste et bien plus libre, une fois tout cela posé.  (Reste à savoir si Henri Ciriani le souhaite). Un autre Ciriani pourrait nous surprendre. Il n'est que de regarder ses derniers dessins. L'univers pictural de Picasso et Matisse auquel il fait si volontiers référence chahute quand même pas mal Corbu et Mies et la sensualité de Niemeyer ne semble plus si lointaine. Au vu de ces croquis d'architectures utopiques, il est permis de se demander comment l'enseignant rigoureux pourrait justifier en trois points, trois arguments, ses statues de femmes dévêtues et formes sculpturales. Il serait néanmoins dommage qu'il y renonçât faute de rhétorique. Nous y perdrions. Ciriani déclare: "quand je sens que je me laisse aller j'ouvre Corbu"... Ce n'est donc pas lui faire injure que de citer Malraux, le 1er septembre 1965, aux obsèques du maître: "Il inventait, au nom de la fonction comme au nom de la logique, des formes admirablement arbitraires".

Le triple enjeu d'un musée
La ville d'Arles est l'une des premières cités à avoir accueilli et présenté des collections archéologiques.
Le premier musée datait de 1784. Autant dire que le mode de présentation n'était plus d'une grande cohérence (plusieurs lieux) ni des plus pertinents, si l'on songe que le produit des fouilles des cinquante dernières années n'avait pratiquement jamais été exposé.
L'enjeu était triple:
-       donner une image du développement urbain d'une cité depuis la préhistoire jusqu'au VIe siècle de notre ère (soit une vision cohérente sur plus de trois mille ans);
-       témoigner des développements architecturaux et culturels;
-       expliquer les mutations humaines.
Le programme fut lancé selon trois axes:
-       présenter un savoir (soit la partie musée – exposition)
-      offrir un savoir-faire, partie elle-même divisée en deux: d'une part, une unité de recherche en archéologie, comprenant un laboratoire de restauration permettant de "traiter" les objets découverts sur les chantiers de fouilles (selon un rythme pouvant atteindre 1000 objets par jour), d'autre part, une unité d'accueil, de formation et d'information scientifique.
Ces trois pôles trouvent une réponse fidèle dans la mise en forme triangulaire du projet architectural.
Celui-ci s'épanouit sur un site d'exception: 6 hectares en limite du centre historique, à la pointe d'une presqu'île bordée du Rhône et de son canal, sur un terrain habité des restes d'un cirque romain fondé sur 88 000 pieux issus d'arbres coupés dans l'hiver 148-149, sous Antonin... le Pieux; l'un des rares cirques en Europe à avoir conservé sa piste.
Enfin, Ciriani trouve une justification historique à son parti formel: la romanité n'ayant pas produit de figure triangulaire pure (Arles possède le rond des arènes et le carré long du forum), la chose se serait imposée d'elle-même.
Homothétique au triangle équilatéral du musée, un patio triangulaire ancre en son centre le bâtiment qui se développe et tourne autour. Ce patio central introduit plusieurs principes:

Le rapport avec le ciel et le climat. Alors que la lumière baigne horizontalement l'espace intérieur du musée (sheds doucement arrondis, grande fenêtre sur le fleuve...) le patio central ouvre sur le ciel. Il offre un dégagement vertical au regard. Ceci est encore accentué par le fait que cet espace minéral est recouvert d'eau: présence apaisante et rafraîchissante de l'eau dans l'espace méditerranéen, mais aussi présence du reflet du ciel, et donc prolongement de cette verticale.

L'axialité du bâtiment et son ancrage face à la ville. L'escalier central qui matérialise cette verticale est l'occasion d'un dialogue avec la cité: d'un dialogue formel évident entre les clochers d'Arles et ce qui en est un autre, pareillement à l'échelle du site. Ainsi, à la religiosité de ce cloître tout baigné de ciel répond celle d'un campanile dont les matériaux et l'élan augmentent l'effet.

Le parcours. Cet escalier se prolonge d'une passerelle qui mène sur la toiture, quatrième façade du musée. Le visiteur se retrouve alors sur un balcon face à la ville. Selon la jolie expression de Ciriani, une fois là-haut et face à la cité romaine "on annule le temps".
Cette promenade autorise une perception apaisée et la compréhension du bâtiment. On goûte alors l'inscription dans le site, et cette chose délicate que Le Nôtre avait dictée pour Versailles: "ne pas dépasser la cime des arbres".

Les couleurs
Le musée dans son ensemble est bleu: bleu phénicien qui, par la présence de l'"Emalit" et de ses reflets, n'est pas sans évoquer les émaux des Della Robbia à Florence. La nature de ce revêtement laisse varier au fil des heures et des jours l'intensité et la profondeur du bleu. A chaque partie, ou chaque fonction, est affectée une aile et à chaque aile sa couleur.
-       Face à la ville, l'aile culturelle, lieu de la pensée, est blanche.
-       Le long du Rhône, l'aile correspondant au parcours d'exposition s'ouvre de fenêtres plein cadre sur le fleuve et le ciel bleu arlésien: transparence.
-    L'aile laboratoire, lieu où l'on travaille à partir de la matière brute et du produit des fouilles, est rouge terra cotta.

Les angles
Leur traitement architectural est intéressant à plusieurs titres:
-       d'une part, du fait qu'il est extrêmement difficile de faire percevoir un angle aigu dans la vision frontale d'une façade, et ici tout spécialement pour la façade urbaine;
-       d'autre part, du fait que chaque angle correspond à une fonction, une aile et sa possible extension, chacun va servir de révélateur de chaque partie, et donc recevoir un traitement spécifique.

Les façades
Elles sont intérieures et extérieures. Ainsi y retrouve t'on les couleurs qui signifient les fonctions organisées dans chaque aile:
-       Dans la partie muséographique exposition, la transparence joue dans les deux sens.
-     Au rouge de la partie scientifique correspond le "marmorino" rouge du mur intérieur sur lequel sont accrochés des fragments de bas-reliefs. Une lumière naturelle et zénithale accompagne ce mur sur tout son long: celui-ci n'est plus un fond mais devient une véritable façade qui nous regarde. Cette inversion de la perception produit un effet saisissant sans théâtralité. On songe aux palais romains du XVIe siècle incrustés de fresques et bas-reliefs.
-       A la façade d'entrée capotée de bleu, d'où surgissent les saillies blanches des volumes du savoir et de la convivialité, répond une rue intérieure qui la longe, se reflète dans l'"Emalit", et laisse percevoir les angles dédoublés. Ainsi, dans ce jeu subtil sur la virtualité, dans cette obsession à "ouvrir ce qui est fermé, et fermer ce qui est ouvert", et par cette science de la géométrie, Ciriani nous propose-t-il une petite cosmogonie bien à lui, une rhétorique implacable, une mécanique parfaitement huilée.
La muséographie
Chose pas si courante que ça, l'architecte fut convié à concevoir la muséographie (ce qui ne fut pas le cas à Péronne).
La cohérence visuelle et conceptuelle obtenue est perceptible sur le site. Chaque élément a été abordé comme une petite pièce d'architecture; il s'établit un dialogue formel et un rapport d'échelle des plus directs entre le bâtiment, le musée et son mode d'exposition.
-    Un rapport de forme: chaque vitrine chaque socle a été pensé et dessiné de façon autonome. Il est intéressant de constater que cet exercice n'est pas sans avoir en retour laissé une sérieuse empreinte chez Ciriani: ses projets utopiques ne seraient-ils pas des vitrines ayant changé d'échelle?
-     Un rapport d'échelle: dans un parcours on ne peut plus structuré, le fait de voir cette même rhétorique s'appliquer sur un meuble produit une tension et capte l'attention sur la muséographie. Cet effet permet d'évoquer Scarpa à Vérone.
Un rapport de système: en contrepoint de l'aspect figé et intemporel de l'espace architectural, se développe un travail sur l'éphémère et les figures inachevées: potences, porte-à-faux... dont chaque figure complète et relance la suivante. Une touche volontaire de fragilité vient adoucir cette chaîne logique de tensions rebondissantes, par la présence d'à-plats de "marmorino" sur lesquels lettres et cartes sont délicatement peintes.


(Vincent Borie, 1995)

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